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Pensées chroniques
24 août 2011

Le goût du voyage.

Le goût du voyage, du changement. Le goût du départ, de la fuite peut-être.
Plus simplement, le goût de l'expérience, se délecter, endurer.
Vivre, mais vivre avec intensité, ne pas se contenter d'exister simplement.

Quelques extraits du roman de Kerouac "Sur la Route" que je lis en ce moment, un roman autobiographique se déroulant aux Etats-Unis, entre 1947 et 1950.
Les notes sont celles du traducteur. (Traduit par Jacques Houbard, Gallimard, collection Folio, 1960)


"Il y avait par là de gros camions qui grondaient, mugissaient ; au bout de deux minutes, l'un d'entre eux serra les freins pour me cueillir. Je lui courus après, l'âme au septième ciel. Et quel chauffeur ! Un grand, gros, terrible chauffeur de camion, avec des yeux saillants et une voix rauque et râpeuse, qui ne faisait que rouspéter à tout propos ; il mit son engin en marche sans guère m'accorder d'attention. Comme ça je pouvais délasser un peu mon âme épuisée, car c'est un des maux les plus redoutables de l'auto-stop que de devoir converser avec des gens innombrables, leur faire sentir qu'ils ne se sont pas trompés en vous cueillant, quasiment même les amuser, toutes choses qui demandent un grand effort quand vous vous taper un voyage sans jamais descendre à l'hôtel. Le type se contentait de gueuler dans le grondement du moteur et tout ce que j'avais à faire c'était gueuler de mon côté, puis nous nous reposions. [...] Juste au moment où nous entrions dans Iowa City, il aperçut un autre camion qui venait derrière nous et, comme il devait bifurquer à Iowa, il fit papilloter ses feux arrières à l'intention de l'autre gars et ralentit pour me laisser sauter, ce que je fis sans oublier mon sac, tandis que l'autre camion, acceptant cet échange, s'arrêtait pour me prendre ; et une fois de plus, en moins de rien, je me trouvais dans une cabine large et haute, paré pour faire des centaines de milles à travers la nuit, et comme j'étais heureux ! Le nouveau chauffeur était aussi fou que le précédent et poussait des rugissements comparables, et tout ce que j'avais à faire c'était de me caler les reins et de me laisser rouler."


"Après l'opéra, des masses de jeunes filles vinrent s'entasser dans notre local. On saisit les filles et on les fit danser. Il n'y avait pas de musique, uniquement de la danse. Le local était plein à craquer. Des gens se mirent à ramener des bouteilles. La nuit devenait de plus en plus frénétique. [...] Les gosses de la chorale firent leur entrée. Ils se mirent à chanter "Douce Adeline". Ils phrasaient aussi des paroles telles que "passe-moi une bière" et "qu'est-ce que t'attends espèce d'ahuri ?". Les filles étaient terribles. Elles sortaient dans l'arrière cour et on se pelotait. Il y avait des lits dans les autres pièces, celles qu'on avait pas nettoyées ; j'avais une fille assise sur un de ceux-là et je discutais avec elle, quand soudain il y eut une grande ruée de jeunes ouvreurs de l'opéra qui tout bonnement attrapaient les filles et les bécotaient sans soucis des préliminaires. Des gamins bourrés, échevelés, en rut... Ils coulèrent notre soirée. En l'espace de cinq minutes, toutes les filles seules s'étaient taillées et un bordel géant du style "fraternité"* se mit en branle à coups de bouteilles de bières et de vociférations. Ray, Tim et moi, on décida de courir les bars."
*Amicale d'étudiants.



"Ce qu'il me fallait, ce qu'il fallait aussi à Terry, c'était prendre un verre ; on acheta donc un litre de porto de Californie pour trente-cinq cents et on alla le boire près de la gare. On trouva un endroit où les clochards avaient amené des cageots pour s'installer autour d'un feu. On s'assit là et on bu le vin [sic]. Il y avait à notre gauche les wagons de marchandises, tristes, d'un rouge fuligineux sous la lune ; juste devant, les lumières et les pylônes de l'aéroport de Bakersfield même ; à notre droite, un colossal entrepôt Quonset en aluminium. Ah, c'était une belle nuit, une nuit chaude, une nuit à boire du vin, une nuit lunaire et une nuit à serrer sa môme de près, à parler, à l'enfiler et à voir le septième ciel. C'est ce qu'on fit. Elle but comme une petite folle, au coude à coude avec moi d'abord, puis davantage et elle continua à parler jusqu'à minuit. On ne décrocha pas une seconde de ces cageots. De temps à autre, passaient des cloches, des matronnes mexicaines avec des gosses, mais la plupart du temps nous étions seuls et confondions nos âmes tant et plus au point qu'il était terriblement dur de partir."



"Cette nuit-là, à Harrisburgh, il me fallut dormir sur un banc de la gare ; à l'aube, les employés me jetèrent dehors. N'est-il pas vrai qu'au départ de la vie on est un petit enfant sage qui croit à tout ce qui se présente sous le toit paternel ? Puis vient le jour laodicéen où l'on sait qu'on est pauvre et misérable et malheureux et aveugle et nu, et, avec le visage macabre et désolé d'un spectre, on traverse en frissonnant une vie de cauchemard. Hagard, je sortis tout trébuchant de la gare ; j'avais laché les rênes. Tout ce qui m'était perceptible, ce matin-là, c'était une blancheur semblable à la blancheur de la tombe. Je mourrais de faim. Tout ce qui me restait en guise de calories, c'était les dernières des pilules pour la toux que j'avais achetées à Shelton, au Nebraska, des mois auparavant ; je les suçais donc pour récupérer le sucre."



"Quelque chose, quelqu'un, quelque esprit devait poursuivre chacun de nous à travers le désert de la vie et il devait de toute nécessité nous saisir avant que nous atteignions le paradis. Naturellement, maintenant que je reviens sur cette énigme, il s'agit simplement de la mort : la mort nous rejoindra avant le paradis. La seule chose à laquelle nous languissons durant notre existance, qui nous fait soupirer et gémir et souffrir toutes sortes de doucereuses nausées, c'est le souvenir de quelque félicité perdue que l'on a sans doute éprouvée dans le sein maternel et qui ne saurait se reproduire (mais nous nous refusons à l'admettre) que dans la mort. Mais qui souhaite mourir ?"



"Quel est ce sentiment qui vous étreint quand vous quittez des gens en bagnole et que vous les voyez rapetisser dans la plaine jusqu'à, finalement, disparaître ? C'est le monde trop vaste qui nous pèse et c'est l'adieu. Pourtant nous allons tête baissée au-devant d'une nouvelle et folle aventure sous le ciel."



"Je compris soudain que Dean, en vertu de la suite innombrable de ses péchés, était en passe de devenir l'Idiot, l'Imbécile, le Saint de la bande.
-Tu n'as absolument aucun égard pour personne sinon pour toi-même et pour tes sacrés plaisirs de cinglé. Tu ne penses à rien d'autre qu'à ce qui pend entre tes jambes et au fric ou à l'amusement que tu peux tirer des gens et puis tu les envoies paître. Sans compter que dans tout ça tu te conduis stupidement. Il ne t'es jamais venu à l'esprit que la vie est chose sérieuse et qu'il y a des gens qui s'efforcent d'en user honnêtement au lieu de glander à longueur de temps.
Voilà ce que Dean était, le GLANDEUR MYSTIQUE."



"Le saxo en chapeau était en train de souffler à l'apogée d'une improvisation merveilleusement réussie en crescendo et decrescendo qui allait du "I-ah!" à un "I-di-li-ah!" encore plus délirant, et qui cuivrait sur le roulement fracassant des tambours aux cicatrices de mégots, que matraquait une grande brute de nègre à cou de taureau qui se foutait de tout sauf de corriger ses caisses d'explosifs, boum, le cliquetis-ti-vlan, boum. Un tumulte de notes et le saxo piqua le "it*" et tout le monde comprit qu'il l'avait piqué. Dean se prenait la tête à deux mains dans la foule et c'était une foule en délire. Ils étaient tous en train d'exciter le saxo à tenir le "it" et à le garder avec des cris et des yeux furibonds et, accroupi, il se relevait de nouveau fléchissait les cuisses avec son instrument, bouclant la boucle d'un cri limpide au-dessus de la mélée. Une négresse de six pieds toute décharnée se mit à rouler ses os devant le saxophone du gars et il se contenta de lui en filer un bon coup, "I! I! I!"
* Cela, la chose : désigne l'espèce de transe que recherchent les musiciens de jazz.

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